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Le petit théâtre français de Leningrad


Julien Gracq écrivit un jour que la fortune littéraire de quelques écrivains devait tout à quelques dizaines de lecteurs « qui se seraient fait tuer pour eux ». On peut en dire autant de la destinée des langues dans certaines circonstances, et on voudrait ici rendre hommage à une personne dont le dévouement fut décisif pour la survie de la culture française en URSS.

Elle s’appelait Nadiejda Maximilianovna Steinberg, elle était la petite fille de Rimski-Korsakov, et l’un des piliers des études françaises à l’université. Sa grammaire faisait autorité. Mais son titre de gloire, c’est d’avoir été à l’origine du petit théâtre français, au milieu des années trente, dans l’une des périodes les plus sanglantes de la terreur stalinienne. Peut-être son ascendance prestigieuse l’a-t-elle aidée ? C’était une femme très discrète, qui ne se confiait qu’à peu de gens, dont les lecteurs ne faisaient pas partie.

Son théâtre, elle l’avait installé dans un haut lieu de l’histoire russe, le palais Youssoupov, ou fut exécuté Raspoutine. Il est maintenant ouvert à la visite, mais à l’époque l’Etat en avait confié la gestion au « syndicat » des enseignants de la ville. Ils y organisaient des conférences, des expositions. Les volets étant clos en permanence, le mobilier recouvert de housses blanches, la déambulation à travers les salons avait quelque chose de fantômatique. Mais elle débouchait sur une merveille verte (ou bleue ?) et or, en parfait état de conservation : le petit théâtre baroque du Prince. C’était un théâtre à l’italienne, avec sa scène, ses coulisses, son rideau de brocard, fosse d’orchestre, parterre et balcon. Il pouvait accueillir quelques dizaines de spectateurs, et trois musiciens. C’est là que Mlle Steinberg s’installa avec quelques passionnés de ses amis. Son répertoire était limité : Corneille, Racine, Molière. Mais elle montait aussi, à l’occasion, des pièces écrites en français par des auteurs russes, sur des sujets de tout repos. Elle nous donna ainsi à relire, pour corrections, une pièce intitulée « Aigles ». Elle racontait l’accueil, par les maquis du Vercors, d’un aviateur soviétique abattu par la chasse allemande et pris en charge par un réseau de résistants. Il n’y avait pas une faute. Ce genre de programmation était peut-être aussi le prix à payer pour pouvoir jouer Tartuffe ! Le petit théâtre fonctionna sans interruption pendant plus de trente ans. Il survécut à la dictature et au blocus. Il faisait -10 dans le palais, les acteurs souffraient de la faim et du froid, les morts s’accumulaient, et ils jouaient « Cinna ou la clémence d’Auguste », ou bien « les Précieuses ridicules ». Nous avons assisté à deux représentations, dont une d’ « Andromaque ». Notre grand regret reste de n’avoir pu y inviter l’un des acteurs du TNP de Jean Vilar, qui visita la ville en 67. Leurs obligations protocolaires étaient telles, qu’à leur grand dépit aucun d’eux ne put faire à Mlle Steinberg l’honneur de sa présence.

Je ne suis pas sûr, hélas, que cette aventure culturelle exceptionnelle soit évoquée par les guides qui pilotent les touristes sur les bords de la Moïka. Raspoutine est beaucoup plus glamour !



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